Mélodie
Depuis longtemps Mélodie avait décidé qu'elle n'avait rien à voir avec ce monde. Moche. Et contagieux. Elle avait fermé les portes. Quel crédit pouvait-on apporter au bon sens d'une espèce humaine inapte à tirer les conséquences de la plus claire des évidences: dès qu'une relation s'établissait entre deux individus, en découlait une somme incalculable de déceptions, peines et souffrances qui auraient pu si facilement être évitées. Comment deux êtres humains pouvaient librement choisir de vivre ensemble dans un même appartement, c'était une chose qu'elle ne parvenait pas à comprendre – comme si une volaille décidait joyeusement d'être élevée dans une cage minuscule où tout mouvement lui serait interdit. Dans un monde où l'épanouissement humain aurait été un objectif pris au sérieux, se disait Mélodie, la possibilité pour tout un chacun d'éviter ses semblables aurait été une priorité. Une sorte d'allergie la faisait suffoquer au contact de tout élément d'espèce humaine.
Après de très brillantes mais solitaires études suivie d'une peu trépidante vie parisienne de sous-titreuse et traductrice misanthrope, elle cultivait son jardin dans une maison perdue en Creuse et peaufinait passionnément des petits bijoux de traductions. Elle n'était pas heureuse, mais elle ne croyait pas au bonheur. Elle n'était pas malheureuse non plus, et comme elle croyait au malheur, elle s'estimait plutôt bien lotie.
Elle ne savait pas encore ce qu'elle déciderait, le jour de ses trente ans – la date qu'elle s'était fixée, trente années quand même, il y avait de quoi avoir collecté suffisamment de données pour savoir si oui ou non la vie valait la peine d'être vécue, s'il était préférable de s'en tenir là ou s'il ne serait pas vain de poursuivre. Pendant longtemps, il lui avait semblé évident que la première option s'imposerait. Maintenant que la date se rapprochait elle n'était plus aussi sûre.