En faire toute une histoire
Il y avait du chaotique en elle. Les coupe-gorges, les rues mal famées de la vie humaine, elle avait dû un peu trop s'y attarder, elle en gardait une cicatrice au fond du regard. Ce n'était pas laid, certains y trouvaient un charme comme au parfum d'aventure des blessures de pirates.
Elle avait souvent l'air de s'absenter du monde, de ne pas vouloir trop y toucher, comme si c'était un peu répugnant, que ce n'était pas là qu'elle pourrait vivre son histoire.
On avait l'impression qu'elle marchait sur un fil,entremêlant à chaque pas une fragilité palpable à une sorte de force lumineuse. Elle joue au petit oiseau blessé, disait Véra, sa chef, qui trouvait par conséquent de son devoir de la secouer, la brusquer, la malmener, histoire de lui rappeler que le réel était bien réel.
Après le travail, Line allait respirer l'air du soir dans le petit parc Martin Luther King, elle retrouvait Albert et lui confiait sa fatigue, puis dérivait avec lui loin de Véra, des brimades hiérarchiques et autres soucis d'ici-bas. Albert avait passé plusieurs années à l'ombre, et son truc à lui pour tenir, c'était de s'inventer des histoires, parfois un peu brutales mais qui ne manquaient jamais de souffle. Line écoutait en rêvant, rentrait chez elle et écrivait l'histoire d'Albert à sa façon, pour ne pas qu'elle se perde, pour la relire plus tard et aussi pour ne pas passer la soirée à penser à Véra.
La petite chef était exaspérée:"Tu peux lui dire ce que tu veux, ça glisse sur elle, elle est ailleurs, je ne sais pas pourquoi je me fatigue à lui adresser la parole." Les collègues l'évitaient, sans trop de méchanceté, juste de peur d'être contaminés.
Face à son absence de réaction, Véra était bien obligée de pousser le bouchon un peu plus loin, et ça ne l'amusait pas, n'eût été l'inaltérable passivité de Line, elle aurait pu craindre d'être accusée de harcèlement.
Un jour Albert décréta "Il faut faire quelque chose là, Line, elle va trop loin."
C'était tentant. Albert avait de très mauvaises fréquentations qui trouveraient assez divertissant d'inculquer à Véra les bonnes manières. Mais Line murmura "Je préfèrerais une histoire".
Alors Albert inventa de flamboyants récits revanchards, Line était son héroïne, Véra son punching-ball. Ce fut une période de grand bouillonnement créatif pour lui, sa verve narrative atteignait des sommets - c'était l'équilibre mental de son amie qui était en jeu. Line était admirative "Albert, c'est trop fort, on ne peut pas garder ça pour nous"
Il n'était pas convaincu mais accepta d'élargir son auditoire à quelques amis choisis, qui partagèrent l'enthousiasme de Line. Il s'avéra qu'ils croisèrent "par le plus grand des hasards", dirent-ils à Albert, le responsable d'une grande maison d'édition au fond d'une petite ruelle sombre, où ils le persuadèrent sans trop d'effort qu'un ancien taulard écrivain, c'était plutôt vendeur, et qu'une publication serait en l’occurrence bien meilleure pour sa santé qu'un refus. Le tapuscrit étant excellent, le responsable de la grande maison d'édition ne vit aucune raison de faire d'histoires. C'est ainsi que grâce à Véra, leur muse, Albert et Line devinrent les prestigieux auteurs d'indémodables best-sellers.