Le sourire du crapaud
Longtemps elle avait regardé le monde avec impatience. Ca viendrait, le temps du bonheur, le cadeau du Père Noël, la liberté, l'égalité, la fraternité, le Prince charmant, des tas de bêtises comme ça. En attendant, elle baissait les yeux, s'entraînait à l'invisibilité, discrète et si sage qu'il faudrait bien un jour qu'elle soit récompensée.
Mais ça n'arriverait pas, jamais, ça ne passait pas, ça pullulait, les mots blessants, les Mange ta banane la guenon, les blagues hilarantes -combien de temps prend une négresse pour chier une merde? 9 mois... on a beau blinder sa carapace, ça finit par pénétrer et là ça ne s'évacue pas, ça vous pourrit de l'intérieur, les refus dans les boîtes de nuit, la galère pour trouver un boulot, les coups de poignard des électeurs donnant leur voix à des politiciens malsains qui attisent les braises des haines.
Elle se sentait glisser, aspirée par la spirale des détestations contagieuses. Mais elle avait un truc à elle pour résister, elle fermait les yeux et elle imaginait le regard fixe de Serge posé sur elle, elle murmurait OK tu as gagné, on ne va pas s'en faire pour ces crétins.
Il n'était pas joli à voir, son Serge, il sentait le vieux, il bavait un peu, mais elle l'aimait bien, sa grosse tête de crapaud attendrissant avec leurs yeux un peu fixes de vieux sage à qui on ne la fait pas, elle avait envie de l'embrasser pour voir s'il ne se transformerait pas en Prince charmant. Il parlait lentement comme s'il avait l'éternité devant lui maintenant qu'il n'en avait plus pour très longtemps.
Il n'en faut pas beaucoup Miriam pour qu'on devienne des monstres, on ne s'en rend même pas compte tu sais, elle se sentait percée à jour, et puis il faisait une tête incroyable et ils se mettaient à rire.
Il n'y avait pas beaucoup de joie dans cette maison de vieux aux yeux perdus dans le vide. Il n'y avait que Serge pour être capable de rire et de faire rire là-dedans, de donner à leurs existences miteuses un goût de rêve épicé avec ses histoires abracadabrantes. La grande classe quoi.
Mais la petite chambre de son vieil ange se vida progressivement de ses oiseaux d'or et de ses loups gris, de ses vaillants chevaliers et de ses princesses malicieuses, de leur habitude de se moquer ensemble de tout ce qui aurait pu leur faire oublier que la vie n'est guère plus qu'une curieuse plaisanterie pas toujours de très bon goût et que seules les belles histoires sont à prendre au sérieux. Les moments où Serge s'absentait, où elle n'avait plus qu'une coquille vide devant elle, où elle devenait invisible pour lui étaient de plus en plus fréquents, leur monde de secrets partagés et de rêves idiots sombrait lentement. Un jour il l'appela Suzanne. Un bon nom, Suzanne. Elle prit deux semaines de congé. Deux semaines à se recroqueviller sur sa lâcheté, à se rendre sourde à la vie, à dériver perdue sur les petits lambeaux de ce monde que Serge déchiquetait et désertait.
S'accrocher à un vieil homme comme à l'unique bouée, ce n'était pas malin, maintenant il n'y avait plus qu'à s'habituer à la solitude de sa vie ratée, retourner travailler, apprendre qu'il était mort seul, acheter un petit bouquet et aller sur sa tombe, lui dire
Ca ne change rien Serge, c'est toi qui m'as lâchée.
Un crapaud sur la tombe la regarda d'un air ironique et fit un drôle de bruit. Elle lui sourit bêtement. Bon d'accord on s'est lâché tous les deux. Et c'est moi qui reste seule à me demander comment je vais survivre. Le crapaud ne bougeait pas, il avait l'air un peu triste. Elle le prit avec précaution dans ses mains et l'observa attentivement. Non, il n'avait pas l'air si triste, détaché des futilités du monde plutôt, il esquissait presque un subtil et émouvant sourire de Bouddha. Elle l'embrassa.
Excusez-moi, vous êtes Miriam N'Kodia?
Elle se retourna, le crapaud sauta et disparut, elle vit les restes d'un sourire dans les yeux un peu tristes du jeune homme qui lui parlait et hocha la tête.
Mon père m'a beaucoup parlé de vous dans ses lettres. Je peux vous inviter à prendre un verre?