Le petit carnet de croquis
Maya Deren - Meshes of the afternoon
Elle avait trouvé ce petit carnet de croquis dans une brocante. Des dessins vivants, plein de fraîcheur, qui lui rappelaient quelque chose mais elle ne savait pas bien quoi. Sur la dernière page, deux yeux profonds la regardaient, la caressaient, la défiaient, lui posaient une question - mais laquelle?
Elle acheta le petit carnet. Puis l'oublia au fond d'un tiroir. Elle avait été heureuse de l'avoir, mais il n'y avait pas de place dans sa vie pour un petit carnet de croquis. Il n'y avait pas de place pour grand chose dans sa vie. Elle savait se montrer à la hauteur des responsabilités qui lui étaient confiées, elle avait le sens des priorités. Elle sortait bien sûr, c'était si important de se construire un réseau. Elle fréquentait même des gens assez influents.
Mais les deux yeux profonds prirent l'habitude de flotter au-dessus de sa vie. Alors elle s'arrêtait, elle les regardait.
Elle se mit à planer dans le vide et à s'y trouver bien. Elle retrouva de vieux rêves qu'elle avait cru jetés à la décharge, qui s'étaient tapis là dans les recoins, attendant, patients. Des odeurs de mousse après la pluie et de tabac brun. Il y eut des déplacements imperceptibles. Un beau jour, cela ne lui parut plus aussi important, son étude pour la modernisation la restructuration de l'entreprise. Des chuchotements indignés s'élevaient dès qu'elle s'y penchait, elle les écoutait, songeuse, et puis elle refermait le dossier. Qui n'avançait plus. Elle avait moins peur d'elle-même, s'y enfonçait lentement, l'explorait avec étonnement, ça grouillait de monde là-dedans, elle n'aurait jamais cru. Elle se fréquenta assidûment, il y eut les délices atterrés de l'ensablement, les surgissements joyeux et sombres des cris d'enfants, des naissances des agonies mêlées, elle dansa les larmes aux yeux et se demanda qui se dissimulait toujours dans l'ombre au fond.
Elle oublia d'aller au travail. Elle n'avait plus le temps. Le médecin diagnostiqua une dépression. Elle n'avait jamais été aussi heureuse. Mais elle avait besoin de temps. Il s'enfuyait toujours dès qu'elle approchait, il lui échappait comme son existence lui avait toujours échappé. Mais cette fois elle voulait une échappée belle. Elle s'allongea. C'était ses yeux qui l'observaient, elle le savait maintenant, elle lui sourit, l'air vibra, entraînant un flottement de courbes, une esquisse de bouche, la sensation d'un baiser, elle se sentit enveloppée de lumière, adoucie, allégée.
Elle se leva et mit un CD de Bratsch, elle se sentit enlacée, ils dansèrent, perdirent haleine, éclatèrent de rire. Elle se laissa aller dans cette poussière d'étoile, elle ne voulait plus rejoindre la vie, elle ne le quitterait pas. Le bruit de la sonnette lui parvint traversant l'épaisseur de la bulle de ses rêves. Elle n'ouvrirait pas, ne ferait pas entrer l'absurde et laide réalité de nouveau dans sa vie.
Le bruit strident insistait, insistait, faisait éclater la fragile intensité des images qui l'emplissait; l'air triste, les yeux la regardèrent je t'aime avant de s'évanouir. Quelque chose se déchira. Comme malgré elle elle se dirigea vers la porte. Il fallait bien faire cesser ce bruit. Elle ouvrit, elle pâlit, incapable de prononcer un mot, même le plus bête des mots. Il était là, en chair et en os, elle reconnaissait ses yeux. Elle frissonna quand il lui prit la main.