La poupée
Audrey Kawasaki
Il était une fois une poupée. Comme toutes les poupées elle possédait de grands yeux charmants qui se fermaient quand on la couchait, un petit nez, un corps souple en plastique, de beaux habits, et surtout comme toute les poupées, ses lèvres étaient scellées.
Elle avait été mise au point dans les tréfonds d’un obscures et pourpre laboratoire. Tout ce dont elle se souvenait de sa naissance c’était une longue litanie répétée sans cesse qui disait que sa composition était un secret, que si on savait comment elle avait été fabriquée, les ennuis allaient commencer…Il y avait aussi la froideur de mains qui l’avaient habillée, peignée, mise droite les mains ouvertes de chaque côté, appliquant sans ménagement des couleurs sur ses joues et sa bouche. Et puis la boîte, cette étrange boîte en carton rose, qui lorsqu’on la fermait devenait juste sombre et silencieuse.
Elle ignorait comment un jour elle se retrouva exposée aux yeux du monde, dans la vitrine d’un magasin, au milieu de robots, d’ours en peluche, et de dînettes rutilantes. Elle était là,
Sidérée par l’éclat des choses, et la vitesse des mouvements des passants à l’extérieur du magasin. De temps en temps le vent s’engouffrait dans la boutique, par la porte entrouverte par un client, faisant gonfler ses jupons. Puis tout retombait dans un morne silence étouffé par la glace de la vitrine et l’épaisseur du carton de son emballage. Parfois, un jouet était saisi et partait pour disparaître tout en haut de la vitrine.
Jamais on entendait plus parler de lui, et cela n’émouvait aucun des jouets : chacun demeurait à l’endroit où on l’avait disposé, immobile, statique, figé et docile.
Un jour ce fut son tour. La boîte s’éleva dans les airs. La poupée avait les yeux presque fermés à cause de la vitesse de son envol ! A ses pieds elle eut juste le temps de deviner les autres jouets mais sous une autre perspective dont elle ne pensa rien. Encore des mains, plus ou moins lentes, puis un emballage qui lui fit tourner la tête, et puis un long silence. Alors qu’elle n’y croyait plus, une lumière fulgurante fit se déchirer le papier. Le couvercle de la boîte sauta, et elle se sentit happée, pressée, scrutée. On lui tira les cheveux, retira ses chaussettes, on fit voler sa jupe, et on lui mit même les doigts dans les yeux et la tête en bas. Autour d’elle du bruit, beaucoup de bruits qu’elle ne comprenait pas et qui la terrifiait. Rien des couleurs qu’elle percevait ne lui rappelait quelque chose. Cependant, elle restait elle même chahutée et malmenée.
Ce ne fut que beaucoup plus tard qu’elle échoua sur un tapis derrière un grand fauteuil. Là, seule, perdue, échevelée, et désarticulée, elle connut la paix. Pour la première fois de son existence de poupée, elle trouva au cœur de la pénombre du réconfort. Le silence l’enveloppa comme une lourde cape. Sa tête retomba sur les fibres poussiéreuses. Ses paupières de plastiques se fermèrent de concert. Elle fut plus que jamais un objet. Elle ne pensait pas. Rien ne battait en elle. Aucun souffle ne faisait se soulever sa poitrine. Mais elle était bien dans cet espace inespéré de non –vie : sans posture, sans respectabilité, sans valeur. Elle n’était qu’un jouet après tout. Ici rien ne se passait, pas de jours, pas de nuits, pas de temps qui court. Comme une longue somnolence pour se perdre et tout oublier.
Un jour elle fut retrouvé cependant. Ce fut la même épreuve : bruits, lumières violentes, vitesse. Mais lorsqu’une main agrippa sa tête pour la faire pivoter de force, une chose extraordinaire se produisit. Les lèvres de la poupée se détachèrent l’une de l’autre. Sa bouche s’entrouvrit, et un long cri perçant qui avait couvé tout ce temps au plus profond de ses entrailles de plastiques s’éleva, intimant à tout immobilité et stupeur. Son cri se mua peu à peu en un vent violent qui fit basculer tout autour d’elle, brisa les vitres et les murs, transforma tout en un inénarrable chaos ! Et cela dura, dura, jusqu’à ce que de nouveau la poupée se retrouve seule. Autour d’elle le néant, comme un grand désert blanc. Une pureté émouvante qui fit rouler sur sa joue sa première larme.
Bergamotte